dimanche 11 octobre 2015

Le fantasme des « vrais aliments ».

Il y a  quelques  mois, j'ai été invité à faire une conférence à Édimbourg. C'était un festival scientifique, et l'événement avait été largement annoncé. Ma conférence portait sur  la cuisine note à note, cette cuisine qui utilise des composés, si possible purs, pour faire des consistances, odeurs, saveurs, couleurs (je n'oublie pas les nutriments, les vitamines, etc.) : le but, comme pour la cuisine, c'est d'élaborer un aliment.
Dans l'assistance, il y avait beaucoup de cuisiniers, qui étaient venus découvrir cette cuisine qui est en passe de s'imposer après la cuisine moléculaire. Beaucoup de public attablé, avec thé, gâteaux, autour d'une scène où j'étais épaulé par  le meilleur cuisinier de la région et par un journaliste anglais.
Tout allait parfaitement, mais je sentais, au fond à  gauche, un groupe un peu agité… et effectivement, quand sont venues les questions, un cuisinier s'est montré troublé : « Tout cela, ce ne sont pas des vrais aliments ! », nous a-t-il dit.
Évidemment, dans un tel cas, je souris intérieurement, car j'ai tant pensé à la chose que je suis bien armé pour la discussion, d'autant que Platon m'a bien enseigné de renvoyer mes contradicteurs vers leurs  propres mots. Ce que j'ai fait : qu'est-ce qu'un vrai aliment ? Le dictionnaire nomme aliment  ce qui se mange. Pour la cuisine note à note comme pour la cuisine classique, l'aliment est donc un aliment.
Vrai ? Du poulet rôti avec des frites est-il plus ou moins vrai qu'un "dirac" accompagné d'un "gibbs", par exemple ? Dans le  second cas, on a utilisé de l'eau, des protéines, des triglycérides,  du glucose, du sel, et ainsi de suite. Autrement  dit,  pour fabriquer les dirac et gibbs, on utilise des ingrédients extraits de tissus animaux ou végétaux… tout comme le font les pâtissiers. Le poulet rôti, lui, est fait de poulet, un animal considérablement sélectionné depuis sa domestication, et qui n'a rien de naturel. Les sélectionneurs, en effet, savent parfaitement faire des poulets aux suprêmes plus épais, ou au contraire aux cuisses plus dodues. De même pour les pommes de terre, qui ne sont pas les tubercules initialement présents en Amérique. Le rôtissage et la friture, que l'on fait subir à ces ingrédients, n'ont rien de naturel, puisqu'ils imposent l'utilisation de températures d'environ 200 degrés. Pas de naturalité dans le poulet ou dans les frites.
Mais soyons justes : ce n'est pas cette question que posait notre homme. Lui évoquait la véracité du poulet frites. Le poulet frites est-il un vrai aliment ? Vrai signifie que c'est vraiment un aliment. Faux signifie que l'aliment n'est pas un aliment, mais une reproduction qui ne se mange pas.
Pourquoi ai-je considéré la naturalité plutôt que la véracité ? Parce que c'est en réalité cela que mon interlocuteur avait en tête, tout comme beaucoup de ceux qui ont peur de la cuisine note à note. Il y a ce fantasme du bon naturel, qui m'a souvent conduit à imaginer que, pour notre survie, nous ferions mieux de nous reposer sur l'état de nature. C'est une thèse rousseauiste, qui a eu son promoteur avec des auteurs tels que Thoreau… et qui oublie que si nous n'avions pas les antibiotiques (très peu naturels), les shampoings (pas naturels), les savons (pas naturels), les plombages dentaires (pas naturel), les lunettes (pas naturelle), la moitié de l'humanité ne serait pas vivante. Nous ne cessons d'augmenter notre détachement par rapport à la nature, et, paradoxalement, nous ne cessons de croire que la nature est bonne.
Souvent j'ai été invité à imaginer un degré d'éloignement par raport à la naturalité, mais, chaque fois, un sain raisonnement m'a montré que faire un lourd travail de définition d'un tel indice n'a aucun intérêt… car notre ami qui a peur aura toujours peur, et aucun des arguments que nous pourrions produire ne le convaincra ; et d'ailleurs, à quoi bon vouloir le convaincre ?
Ne perdons pas notre temps et concluons : la cuisine note à note produit-elle de vrais aliments ? Oui, car elle élabore des mets, qui ont pour fonction de nourrir, et, mieux, nourrir le corps autant que nourrir l'esprit, tant il est vrai que nous ne mangeons que ce que nous pouvons manger. Les Anglais ne mangent pas de grenouilles ou d'escargots, et cela leur  paraît répugnant… comme cela l'était pour les Français du temps de Montaigne. C'est un produit de l'art, de la culture, que d'avoir élaboré des recettes avec grenouilles et escargots. Tiens, des escargots avec un beurre d'ail sont-ils de vrais aliments ? Les escargots sont dans la nature, mais il faut les débarrasser des toxines en les faisant jeûner, ce qui n'est vraiment pas naturel. Quant au beurre d'ail, il aura fallu prendre des vaches, les traire, séparer la crème, faire du beurre, puis cultiver de l'ail, broyer celui-ci avec le jus de fruits (les citrons) qu'on aura fait venir de loin…   Si l'on compte le nombre d'opérations pour faire des escargots à l'ail, on verra que la nature est bien loin. Il ne faut donc pas chercher à répondre aux personnes qui ont peur, mais considérer comme une opération humaine, bellement humaine, la cuisine note à note.
Je maintiens qu'elle produit de vrais aliments.

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